Raffaello
Demain, c’est mardi. Jour de merde. Samedi et dimanche, c’est trop loin ; les meilleurs jours en taule. Douche, parloir, pâtes au four, petite tranche de viande, patates et foot. Du foot à gogo. J’ai parié deux cartouches de clopes MS avec un Serbe. Le Milan AC perd et moi je clope gratis toute la semaine. Ce con de toubib s’énerve que je fume encore mais comment tu fais pour te taper perpète sans clopes ? Ici les locataires qui fument pas, y se comptent sur les doigts de la main. Dans la cour, on s’est bien marrés avec cette histoire qu’ils veulent séparer les cellules fumeurs des non-fumeurs. Les mecs du ministère, c’est vraiment des comiques. Mais ils ont déjà mis les pieds dans une taule ? Demain, c’est mardi. Sept heures, ménage. Jour pair : serpillière et ammoniaque. Sept heures et demie, le chariot du p’tit-déj’ passe. Je prends que du lait. Le café est infect, y’a que le brigadier et les mouchards qui peuvent le torcher. Ma cafetière est déjà prête sur le petit réchaud. À huit heures, la ronde passe et les portes blindées s’ouvrent, comme ça le gars du nettoyage peut donner les dernières infos de radio nuit. Neuf heures, l’heure de la promenade. Faut que j’parle avec celui de la 27, on m’a dit qu’il a mis sur pied un nouveau trafic de shit. Y paraît que ça fait du bien pour le cancer. Et puis y faut que j’dise à ceux de la commission qu’ils choisissent des programmes télé moins cons. L’après-midi, c’est toujours tragique. Je veux voir celui avec les filles qui essaient de s’accaparer un benêt perché sur un trône et qui s’égorgent pire que dans un tribunal. À onze heures, y a le type qui prend nos commandes qui passe. Faut que j’cantine du shampooing contre la chute des cheveux, du dentifrice et deux bonbonnes de gaz pour mon réchaud. À midi, le chariot de la gamelle arrive. Jour pair : pâtes, ragoût, légumes. À 13 heures, le type affecté au courrier se pointe. Savoir si Contin a reçu ma lettre. Peut-être qu’il va répondre vite. Le JT de 13 h 30 et puis une petite sieste jusqu’à 15 heures. Un autre tour dans la cour et puis, après la ronde de 16 h 30, fermeture des portes. Le chariot du repas du soir passe à 17 heures. Demain, c’est mardi : potage, mortadelle et salade. Un autre café pour digérer et la journée est finie. Seules nouveautés : les rondes de 20 heures, de 23 heures, d’une heure, de 4 heures et de 6 heures du mat’. Si tu dors, les matons te réveillent. Et puis après l’infirmier. Ce connard est toujours à la bourre. Il est 23 h 35 et il est pas encore passé. Mon verre en plastique est déjà prêt sur le rebord de la trappe. Il a juste à allonger le bras et mettre les gouttes. Avec cette histoire que j’ai le cancer, il y va pas de main morte. Tant mieux. La dose habituelle me faisait plus rien. L’abondance de Valium est le seul privilège de la cabane à vie. Ils flippent toujours que ceux qui ont plus d’espoir perdent la boule et se paient un des leurs, alors avec les tranquillisants, y sont pas radins. Putain, mais y va arriver quand cet enculé ? Il a dû s’arrêter bavasser avec ses collègues d’en bas, à la rotonde. Toute façon, qu’est-ce que ça peut lui foutre qu’on aille pas bien ?
Calme-toi, calme-toi, t’es malade, alors t’énerve pas. Demain, c’est mardi. Moi, la taule, j’en ai l’habitude, et le secret, c’est qu’il fout bien organiser ta journée. Plus t’es méthodique, plus t’emmerdes la taule. Le vrai problème, c’est la nuit. Elle passe jamais et tu chopes de mauvaises pensées. Ça arrive à tout le monde. L’air devient lourd de désespoir. Tu respires même celui des autres. Et ce connard d’infirmier qui arrive jamais. Encore cinq minutes et je fous le boxon. Non, laisse tomber, le Napolitain il est capable de te coller un rapport et avec la demande de grâce en cours, vaut mieux pas chercher d’embrouilles. Je vais me griller une autre clope. Putain, j’ai la gorge sèche et l’eau du robinet, elle est chaude comme de la pisse. Si on devait me demander ce qui me manque plus que la liberté, je dirais un frigo. Ça fait quinze piges que j’ai pas vu un glaçon. Là, tout de suite, je me taperais bien un petit whisky bourré de glace pilée dans une boîte pleine d’entraîneuses.
Encore un peu et je serai libre d’en boire autant que je veux. Mais qu’est-ce que tu dis, pauvre con ? T’as plus beaucoup de temps. T’es sur le point de crever. Putain, c’est vrai, j’suis sur le point de crever. De crever, merde ! Je flippe à fond, j’ai pas envie de clamser en taule. Même si c’était que pour un jour, je veux fermer les yeux en homme libre. Et j’y arriverai. Ce que j’ai goupillé, c’est une stratégie de gagnant et pour une fois je vais réussir à les baiser. Tous. L’idée géniale, ç’a été de refuser les soins en cabane. Sinon, à cette heure-ci, je serais au centre médical pénitentiaire de Pise sous chimio et sans aucun espoir d’en sortir. J’ai préféré risquer l’aggravation de la maladie mais c’était la seule façon de jouer le tout pour le tout. La demande de grâce, c’est qu’un miroir aux alouettes. Ils me l’accorderont jamais. Y’a que mon avocat qui y croit. Mais il est jeune et naïf. Contin a pas du tout l’intention de me pardonner. J’ai buté sa femme et son gosse, alors y serait con de le faire et puis notre ministre de la Justice nous veut tous bien en sécurité derrière les barreaux. Et si un double assassin condamné à perpète meurt, c’est pas ce qui va le rendre malade de désespoir. Au contraire, ça lui fera gagner quelques voix. Non, la grâce, ça me sert seulement à préparer le terrain pour le coup suivant, l’instance de suspension de peine pour raisons médicales. La perpète reste et le juge de surveillance[2], qui a aucune envie de m’avoir sur la conscience, se protège les miches vis-à-vis de la presse et du ministère, alors que moi dès que je fous les pieds dehors, je récupère ma part du butin et je la bouffe. Au Brésil. D’après les médecins, y me reste deux ans à vivre. Ils m’ont dit que les trois derniers mois vont être douloureux et qu’il va falloir que je reste à l’hosto. J’aurai assez de fric pour jouir en grand seigneur du peu qui me reste et me payer les meilleurs soins. Là-bas, suffit d’avoir du pognon et tout devient possible. Et moi, du pognon j’en aurai. Mon associé a gardé ma part pendant toutes ces années. L’idée qu’il ait pu me baiser m’effleure même pas ; il sait que certains crimes ne sont jamais prescrits.
Libre, les nuits, elles seront plus comme ici. Je pourrai me balader le long de la mer, baiser et m’amuser, et peut-être aussi dormir comme une souche. En taule, quand t’y arrives, tu dors que par intermittence.
Ici, la nuit te rappelle que sur ton fascicule y’a un tampon rouge avec l’inscription « Fin de la peine : jamais ». Que t’es foutu. Alors tu penses à ce que t’as pu être con de t’être bousillé la vie comme ça. Et les souvenirs t’empêchent de fermer l’œil. Chaque nuit, je pense à cette femme et à son môme. Je sais vraiment pas comment j’ai fait pour tirer. Enfin, maintenant c’est fait et je peux plus rien pour eux. Mais je m’en veux. Pour survivre en cabane, je fais le dur mais à l’intérieur de moi, je regrette d’avoir foutu ma vie en l’air en tuant. J’aurais pu avoir une vie différente. J’ai eu toutes les possibilités. J’ai choisi de faire le braqueur, personne m’y a obligé, et si j’avais prévu que je pourrais buter un flic et être criblé de balles, jamais j’aurais pensé que je descendrais deux innocents. C’est vrai, j’étais plein de coke mais comment j’ai pu tirer sur un gosse de huit ans et sur sa mère ? Je leur demande pardon toutes les nuits et le dimanche matin à la messe. Je crois pas en Dieu mais j’y vais quand même. C’est le seul moment où les autres locataires se tiennent peinards et où tu peux te relaxer.
Au Brésil, j’ai pas envie d’avoir affaire au Milieu. Le dernier délit que je commettrai, ce sera de fuir avec un faux passeport. Je voudrais éviter de le faire, mais j’ai pas le choix. Avec la suspension de peine, je risquerais toujours de retourner à l’ombre et j’ai pas envie de crever enfermé dans une cage du centre médical. Quand j’y pense, j’ai envie de hurler. Mais ici, ça non plus, c’est pas possible, parce qu’ils te font un rapport illico et puis ils te foutent au mitard et te massacrent à coups de matraque. Même si t’as le cancer.
Pendant quinze ans, je me suis bien comporté en espérant pouvoir bénéficier d’une mesure alternative à la prison. Y’a quelques années, on pouvait encore y croire. Même si t’étais condamné à perpète. Je m’étais préparé à filer droit, je me serais pas tiré et j’aurais pas essayé de récupérer ma part. Mon pote n’avait qu’à se la garder. Même en semi-liberté, on pouvait recommencer une nouvelle vie en travaillant et moi, je m’en serais contenté parce que je suis plus celui d’autrefois, je suis un homme différent qui a plus envie de se foutre dans les emmerdes. Mais les politiques ont foutu la réforme des prisons en l’air et des ministres comme l’actuel garde des Sceaux disent maintenant en public que nos taules sont des hôtels quatre étoiles. Charogne, si ton fils y était…
Désormais, y en a plus beaucoup qui sortent avant la fin de leur peine ou en perme, alors quand ils m’ont diagnostiqué mon cancer, j’ai presque été content. La première chose qui m’est venue à l’esprit, ç’a été qu’au fond, ça m’offrait la possibilité de sortir. Et puis j’y ai pensé et repensé et à la fin, quand ma mère est venue au parloir, je lui ai dit de me trouver un avocat. Ma mère. Pauvre femme. C’est la troisième de mes victimes. Elle m’a jamais abandonné. Depuis que mon père est mort, elle s’est toujours occupée de moi. Maintenant elle a 61 piges et elle continue à marner à l’heure pour m’assurer mes clopes et d’autres petits trucs. Pendant un moment, moi aussi j’ai boulonné. Y’avait une fabrique de vélos qui faisait travailler presque tous les détenus de la prison, mais ensuite on a plus été compétitifs sur le coût du travail et maintenant les vélos, ils les font faire en Chine. Heureusement qu’il me reste le mandat de ma mère.
Mais putain de merde, quand est-ce qu’il va arriver ce connard d’infirmier ? L’angoisse me monte. J’ai de plus en plus de mal à respirer. Du calme, du calme, du calme, tu t’en branles de la taule, pense pas… mais comment c’est possible ? Ça fait quinze ans que je fais pas autre chose. Les pensées défilent les unes après les autres sans que tu puisses les arrêter ni les mettre en ordre. Et tu dois te les garder toutes pour toi ; impossible de te confier à quelqu’un sinon on te prend pour un faiblard et ils en profitent. Tout le monde fait le mariolle mais ils sont tous aussi désespérés que moi. Ouais, désespérés, c’est exactement ça. Je suis condamné à perpète, j’ai le cancer, qu’est-ce que je pourrais être d’autre ?
Ah ! Ça y est, le maton a ouvert la grille. L’infirmier est arrivé dans la division. C’est pas trop tôt. Quatre cellules et il arrive à la mienne. Moins de deux minutes. Le temps de distribuer les gouttes aux autres aussi.
Le voilà. Bravo, il continue à tenir la pipette bien renversée. Il a même pas regardé dans ma piaule. Pour lui, je suis qu’un verre en plastoc sur le bord d’une trappe.
Une gorgée et on en parle plus. Saloperie de nuit, je t’ai encore baisée. Demain, c’est mardi. Sept heures, ménage. Jour pair : serpillière et ammoniaque. Sept heures et demie : le chariot du p’tit-déj’ arrive. Je prends que du lait. La cafetière est déjà prête sur mon réchaud.